Incidence des complications pulpaires après diagnostic de fêlure
Incidence of pulpal complications after diagnosis of vital cracked teeth.
Siwen Wu, Hui Pau Lew, and Nah Nah Chen.
J Endod. 2019; 45(5) : 521-525.
Introduction :
Cette étude de cohorte rétrospective a pour but d’observer l’incidence des cas de pulpite et de nécrose sur des dents fêlées n’ayant pas fait l’objet d’un traitement endodontique.
Méthodologie :
Cent quatre-vingt quatre patients, avec 199 dents fêlées, diagnostiqués en pulpite réversible et traités de janvier 2010 à décembre 2013 au National Dental Centre, Singapour, sont recrutés.
Les dents fêlées sont identifiées par inspection, transillumination et test de morsure positif.
Le diagnostic de pulpite réversible est réalisé sur des dents sans historique de douleur spontanée, répondant positivement au test au froid mais sans rémanence, et sans pathologie péri-apicale. Après diagnostic, des bagues orthodontiques sont scellées et les dents sont prises en charge pour la mise en place de couronnes. Les patients sont rappelés au moins 3 ans après le diagnostic, à l’exception de ceux pour lesquels les dents fêlées ont dû faire l’objet d’un traitement endodontique ou d’une extraction.
Résultats :
58/199 (29,1%) des dents ont des complications pulpaires. 38/58 (65,5%) sont diagnostiquées en pulpite irréversible après approximativement 1,2 ans (437 jours), et 20/58 (34%) sont diagnostiquées nécrosées après approximativement 2 ans (755,5 jours). L’absence de recouvrement coronaire complet augmente le risque de complication pulpaire, et les hommes ont une incidence accrue de complication en comparaison aux femmes (odds ratio = 1,96, p = .056).
Conclusion :
Soixante et onze pour cent (141/199) des dents fêlées avec pulpite réversible sont restées saines après 3 ans. Il est essentiel de cercler une dent fêlée pour minimiser les forces de flexion sur les cuspides et assurer un recouvrement complet de la fêlure vis à vis de l’environnement oral.
Commentaires :
L’analyse de ce mois s’intéresse à une étude de cohorte rétrospective qui s’attache à analyser le pronostic pulpaire de dents avec fêlures coronaires sur une période d’au moins 3 ans.
La question est simple : Quelle est l’incidence de survenue des cas de pulpite ou de nécrose sur des dents pour lesquelles une fêlure a été détectée et qui n’ont pas fait l’objet d’un traitement endodontique?
Le thème de la fêlure coronaire est un sujet qui interpelle toujours car peu d’évidence scientifique supporte à ce jour un protocole de prise en charge clair pour le chirurgien-dentiste qui y fait face. Il semble pertinent de se poser la question de l’avenir d’une dent qui présente une fêlure lorsque la détection est précoce, que la symptomatologie est réversible et qu’une intervention préventive est rapidement mise en place. L’idée est la même que pour tout traitement préventif : tester son efficacité « interceptive » pour repousser toute intervention plus invasive, et tenter d’améliorer par la même le pronostic sur le long terme des dents atteintes de ce type de pathologie.
L’étude concerne un échantillon de patients chinois traités entre janvier 2010 et décembre 2013 pour lequel un diagnostic de fêlure coronaire est posé et ayant fait l’objet d’une prise en charge au sein du « National Dental Centre » à Singapour.
Le recueil des données et la sélection des cas sont réalisés sur la base des dossiers dentaires électroniques du National Dental Center de 459 patients avec 474 dents. Il inclut l’enregistrement de nombreux paramètres : caractéristiques de la douleur (histoire/durée/nature), réponses pulpaires aux tests au froid et électrique, réponses en pression, aux tests de palpation et de percussion, sondage parodontal (6 sites par dent ; > 4 mm = poche parodontale), identification par transillumination (exclusion des fêlures amélaires), observation visuelle avec ou sans grossissement, nombre de fêlure(s) et localisation(s), réponse au test de morsure, existence d’un cliché radiographique péri-apical de la dent fêlée.
Les dossiers exclus sont ceux pour lesquels les patients sont décédés; ont fait faire extraire leur dent sur la période d’observation dans des circonstances mal établies; étaient injoignables ou ne se sont pas présentés au rendez-vous de rappel, ou enfin pour lesquels les éléments enregistrés orientent le diagnostic dentaire vers celui d’une fracture coronoradiculaire, d’une fracture cuspidienne ou d’une fracture radiculaire.
196 patients sont recrutés, mais seuls 184 individus (199 dents) sont inclus en raison d’un manque de données sur 12 patients. Pour ces dents les diagnostics dentaires de fêlure et de pulpite réversible sont rassemblés dans la grande majorité des cas par des endodontistes, sinon par des praticiens spécialisés en prothèse. Les cliniciens n’étaient pas calibrés. Le diagnostic de fêlure est basé sur 3 critères :
- Une douleur au test de morsure et/ou au relâchement
- La visualisation d’une/plusieurs fêlure(s)
- Un test de transillumination positif
Le diagnostic de pulpite réversible est basé sur 3 critères :
- L’absence d’historique de douleur spontanée
- Une réponse positive au test électrique et douloureuse mais non rémanente au test au froid
- L’absence de signe radiographique de pathologie péri-apicale
Ces dents suivent le protocole en vigueur au « National Dental Centre » pour toute dent vitale fêlée :
1) Mise en place et scellement d’une bague orthodontique
2) Rappel à 3 mois : vérification de l’état pulpaire (dent vitale/asymptomatique) avant mise en place d’une couronne pour tous les cas à évolution favorable.
Tous les patients, sauf ceux dont les dents ont dû être traitées endodontiquement ou extraites pendant cette période, sont revenus à leur rendez-vous de rappel à 3 ans. Durant cette visite chaque dent est réexaminée. On enregistre l’existence ou non de signe/symptôme associé, la réponse pulpaire au test au froid, les réponses aux tests de palpation/percussion, le sondage parodontal et un cliché rétro-alvéolaire précisant l’état périapical vient compléter le dossier.
Une analyse statistique multivariable avec un modèle de régression logistique est mise en place pour analyser les relations entre le statut pulpaire et des variables explicatives indépendantes. Une analyse univariée est menée pour tenter d’établir une corrélation entre le statut pulpaire et des variables explicatives. Une dent est considérée comme « en survie » si elle est toujours vitale au rendez-vous de rappel. Le taux de survie à 5 ans est estimé par l’analyse de Kaplan-Meier.
– Age moyen des patients : 49,7 ans (médiane à 50 ans). Age moyen de la population masculine 49,9 ans contre 49,4 pour la population féminine de l’échantillon (mais même médiane)
– Type de dents inclues : grande majorité de 1èremolaires mandibulaire (33%) > 2èmes molaires mandibulaires (31%) > 1eres molaires maxillaires (16%), les autres types de dents sont présents mais en proportion infimes.
Les résultats obtenus dans cette étude montrent que plus de 2/3 des dents sont restées pendant les 3 ans de suivi, sans complications pulpaires. Pour ces dents on note un sondage parodontal normal et l’absence de pathologie périapicale. La grande majorité est couronnée, les autres ont toujours des bagues orthodontiques. L’analyse univariée montre que cette dernière catégorie de dent est plus à risque de développer une pathologie pulpaire.
Le restant a développé soit une pulpite irréversible (pour grosse majorité après une période de 1,2 ans), soit a évolué vers la nécrose. 3 dents sont extraites en raison de sondage parodontal profond, les autres (sondage parodontal normal) font l’objet d’un traitement endodontique sous microscope pendant lequel le nombre/la position/l’étendue des fêlures est consignée par des endodontistes. (cf graphique)
Le sexe semble avoir une influence sur le risque de complication, avec une proportion de complication pulpaire plus importante dans le groupe masculin.
L’absence de recouvrement coronaire complet est associée à un risque accru de complications pulpaires.
Le taux de survie (dents vitales) à 5 ans de ces dents apparaît de 71%, même ratio qu’à 3 ans. Pour finir, et pour corroborer l’importance du recouvrement, un facteur apparaît essentiel dans le maintien de la santé pulpaire de ces dents : la mise en place d’une couronne. Les dents couronnées présentent un taux de survie de 81% versus de seulement 37% en l’absence de couronne.
Peu de critiques à apporter sur le protocole expérimental qui est relativement simple et plutôt bien décrit.
Il existe quelques biais inhérents au caractère rétrospectif de cette étude descriptive. On peut par exemple mentionner :
- L’absence de calibration entre la multitude de cliniciens ayant posé les diagnostics, qu’il s’agisse de l’entretien initial ou du rendez-vous de rappel. Il peut donc y avoir un biais de sélection avec erreur de recrutement et/ou erreur de diagnostic aux différents temps de suivi : recrutement de dents avec fêlures amélaires, dents en début de nécrose passées inaperçues etc… On imagine donc des répercussions possibles sur les résultats obtenus en terme de pronostic. Notons par contre que ces cliniciens semblent tous expérimentés (endodontistes ou spécialisés en prothèse), ce qui est un plus pour l’étude car gage de confiance.
- Que l’échantillon manque quelque peu de représentativité pour compléter l’analyse statistique réalisée. De manière générale, la fragilité des dents atteinte de fêlures s’explique par l’agencement cuspide-fosse lors de contacts inter-arcade, ainsi qu’à la position sur l’arcade de chaque dent. Les dents les plus touchées sont ainsi les molaires mandibulaires (bien représentées dans l’échantillon), puis les prémolaires maxillaires (quasi inexistantes dans l’échantillon), et enfin les molaires maxillaires (peu représentées). Or leur comportement face à une fêlure pourrait s’avérer différent, ainsi que la réponse pulpaire obtenue après interception.
- L’absence d’enregistrement dans le dossier des patients recrutés de l’étiologie suspectée pour la/des fêlures. Il s’agit de facteurs de risque qui, en l’absence de correction/prise en charge, peuvent fatalement avoir une influence sur la santé pulpaire des dents traitées pendant la période d’étude. On peut citer l’existence de rapports occlusaux anormaux, de malpositions, de défauts structurels de l’émail des dents recrutées, l’existence de restaurations (type : amalgame/onlay/inlay/aucune, classe/volume), de lésions carieuses, ou encore de parafonctions (bruxisme), ou d’habitudes iatrogènes.
Malgré ces critiques, et pris pour ce qu’elles sont : les résultats de cette étude restent relativement intéressants. Ils viennent renforcer des connaissances déjà acquises pour ce qui est du comportement d’une dent fêlée au cours du temps et de l’attitude globale que doit avoir le clinicien face à ce genre de cas clinique à savoir :
- Mieux vaut intercepter lorsque la symptomatologie est réversible qu’être passif car les résultats à espérer seront de toute façon très positifs. Le risque d’échec apparaît majoritairement être la survenue d’une pulpite irréversible avec une chronologie d’atteinte plutôt rapide, sans grande perte de chance donc pour le patient. Il est dommage de n’avoir pu récolter des données pronostiques concernant les dents qui, ayant développées des pathologies pulpaires, ont fait l’objet par la suite d’un traitement endodontique (mais cela n’était pas l’objet de l’étude).
- L’intervention précoce supprime la symptomatologie
- Le cerclage d’une dent fêlée et le recouvrement cuspidien est essentiel. Le principe étant d’isoler la fêlure de la cavité buccale pour éviter tout risque de contamination bactérienne et/ou d’extension de la fêlure. Les techniques de collage au point de nos jours peuvent aussi bien évidemment offrir cette protection. Il serait intéressant de réaliser le même type d’étude en testant l’une de ces techniques (plus actuelles que la bague orthodontique), voire d’en comparer les efficacités respectives.
Nombreux sont les cas de fêlures rencontrés par le chirurgien-dentiste dans sa carrière. Ce type d’étude rétrospective doit être suivi d’études cliniques de cohortes prospectives de nombre encore insuffisants. C’est sur la base d’un niveau de preuve scientifique nettement plus élevés que nous pourrons étoffer nos connaissances en la matière et ainsi développer de véritables guidelines permettant à chaque clinicien de savoir quelle attitude adopter face à une fêlure donnée chez un patient donné, et pour quel pronostic. A une époque où les patients sont de plus en plus procéduriers et ou l’obligation de résultat semble parfois prendre le pas sur l’obligation de moyen, un grand nombre de dents fêlées sont extraites par méconnaissance des risques de complications, et donc par peur d’engager le patient dans une voie dont les rapport bénéfices/risques apparaissent flous
Laisser une réponse